Günther ANDERS, un visionnaire. L’extrait qui va suivre vient de son livre « L’Obsolescence de l’homme » paru en… 1956 !
Je me posais la question ? Comment en sommes-nous arrivés là ? Et si la télévision, les smartphones, la 4G, la 5G n’existaient pas ? Voici quelques éléments de réflexion dans cet extrait.
« … La radio et l’écran de télévision deviennent la négation de la table familiale; la famille devient un public en miniature*.
Que cette consommation de masse soit rarement appelée par son nom, on le comprend. On la présente plutôt comme l’occasion d’une renaissance de la famille et de la vie privée — ce qu’on ne peut comprendre que comme une hypocrisie : les inventions nouvelles se réfèrent volontiers à ces vieux idéaux qui risqueraient sans cela de faire obstacle à certains achats.
Selon un article paru dans le quotidien viennois Presse du 24 décembre 1954, « la famille française a découvert que la télévision était un bon moyen de détourner les jeunes gens de passe-temps coûteux, de retenir les enfants à la maison et de donner […] un nouvel attrait aux réunions familiales ».
Il n’en est rien. Ce mode de consommation permet en réalité de dissoudre complétement la famille tout en sauvegardant l’apparence d’une vie de famille intime, voire en s’adaptant à son rythme. Le fait est qu’elle est bel et bien dissoute : car ce qui désormais règne à la maison grâce à la télévision, c’est le monde extérieur — réel ou fictif — qu’elle y retransmet. Il y règne sans partage, au point d’ôter toute valeur à la réalité du foyer et de la rendre fantomatique — non seulement la réalité des quatre murs et du mobilier, mais aussi celle de la vie commune. Quand le lointain se rapproche trop, c’est le proche qui s’éloigne ou devient confus. Quand le fantôme devient réel, c’est le réel qui devient fantomatique.
Le vrai foyer s’est maintenant dégradé et a été ravalé au rang de « container » : sa fonction n’est plus que de contenir l’écran du monde extérieur.
« Les services sociaux, peut-on lire dans un rapport de police rédigé à Londres le 2 octobre 1954, ont recueilli dans un appartement de l’est de Londres deux enfants âgés de un et trois ans laissés à l’abandon. La pièce dans laquelle jouaient les enfants n’était meublée que de quelques chaises cassées. Dans un coin trônait un somptueux poste de télévision flambant neuf. Les seuls aliments trouvés sur place consistaient en une tranche de pain, une livre de margarine et une boîte de lait condensé. »
La télévision a liquidé le peu de vie communautaire et d’atmosphère familiale qui subsistait dans les pays les plus standardisés. Sans même que cela déclenche un conflit entre le royaume du foyer et celui des fantômes, sans même que ce conflit ait besoin d’éclater, puisque le royaume des fantômes a gagné dès l’instant où l’appareil a fait son entrée dans la maison : il est venu, il a fait voir et il a vaincu.
Dès que la pluie des images commence à tomber sur les murailles de cette forteresse qu’est la famille, ses murs deviennent transparents et le ciment qui unit les membres de la famille s’effrite : la vie de famille est détruite.
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